En mars 2025, l’affaire de la privatisation de la Compagnie générale maritime (CGM) refait surface, près de trois décennies après sa cession controversée. Cette transaction, orchestrée sous le gouvernement d’Alain Juppé en 1996, avait permis à Jacques Saadé, fondateur de la Compagnie maritime d’affrètement (CMA), d’acquérir cette entreprise publique stratégique à des conditions jugées par certains comme excessivement favorables.
Les conditions de cette privatisation soulèvent encore aujourd’hui des interrogations légitimes sur la protection des intérêts nationaux dans un secteur aussi stratégique que le transport maritime international. L’État français aurait-il bradé un actif précieux, permettant ainsi la création d’un géant mondial qui génère désormais des profits considérables sans que le contribuable français n’en tire pleinement les bénéfices?
Le timing de cette vente, le prix de cession et les garanties obtenues par l’État méritent un examen approfondi, d’autant que CMA-CGM est devenue aujourd’hui un acteur majeur du commerce mondial. Cette analyse permettra de comprendre les mécanismes qui ont présidé à cette décision et d’en tirer des leçons pour les futures opérations de privatisation.
Contexte historique de la cession CGM à CMA
La cession de la Compagnie générale maritime (CGM) à la Compagnie maritime d’affrètement (CMA) en 1996 s’inscrit dans un contexte économique et politique particulier de la France des années 90. Cette privatisation a été réalisée dans une période de difficultés financières pour la compagnie nationale et de politique libérale du gouvernement en place.
La situation économique de la CGM en 1996
La CGM traversait une crise financière profonde au milieu des années 90. L’entreprise publique accumulait des pertes considérables, estimées à plus de 700 millions de francs pour la seule année 1995.
Sa dette atteignait près de 4 milliards de francs, mettant en péril la pérennité de ses activités maritimes. La compagnie souffrait également d’une flotte vieillissante face à une concurrence internationale de plus en plus agressive.
Les coûts d’exploitation de la CGM étaient significativement plus élevés que ceux de ses concurrents asiatiques, rendant sa position sur le marché mondial précaire. Plusieurs plans de restructuration avaient été tentés sans succès durant les années précédentes.
L’État français, principal actionnaire, ne pouvait plus continuer à renflouer l’entreprise sans risquer des sanctions européennes liées aux règles sur les aides publiques.
Le gouvernement d’Alain Juppé et la politique de privatisation
Le gouvernement d’Alain Juppé (1995-1997) a poursuivi et amplifié la politique de privatisations initiée sous les gouvernements précédents. Cette orientation s’inscrivait dans une volonté de réduction du déficit public et de modernisation de l’économie française.
La loi de privatisation de juillet 1993, promulguée sous le gouvernement Balladur, avait déjà préparé le terrain juridique pour ces cessions d’actifs publics. Le ministre de l’Économie et des Finances, Jean Arthuis, supervisait activement ce programme.
La cession de la CGM s’inscrivait dans un calendrier plus large incluant d’autres privatisations majeures comme celles de France Télécom et du Crédit Industriel et Commercial.
Le critère financier immédiat semblait primer sur les considérations stratégiques à long terme dans ces décisions. La CGM représentait pour l’État une charge financière dont il souhaitait se défaire rapidement.
L’ascension de Jacques Saadé et la CMA
L’histoire de la Compagnie Maritime d’Affrètement (CMA) est indissociable de son fondateur, Jacques Saadé, entrepreneur visionnaire d’origine libanaise. Son parcours illustre une ascension remarquable dans le secteur maritime international.
Biographie de Jacques Saadé
Jacques Saadé est né en 1937 à Beyrouth dans une famille d’industriels syriens. Contraint de quitter le Liban en 1978 en raison de la guerre civile, il s’installe à Marseille avec sa famille.
En 1978, avec un seul navire, le Ville de Sahara, il fonde la Compagnie Maritime d’Affrètement (CMA). Sa vision était claire dès le début : développer des lignes maritimes entre la France, le Liban et les pays méditerranéens.
Homme d’affaires déterminé et stratège, Saadé a toujours misé sur l’expansion et l’innovation. Il a rapidement compris l’importance de la conteneurisation et du commerce avec l’Asie, particulièrement la Chine.
Son leadership familial a été une caractéristique distinctive de sa gestion, intégrant progressivement ses enfants dans l’entreprise, notamment son fils Rodolphe qui lui succédera.
Développement de la Compagnie maritime d’affrètement
La CMA connaît une croissance progressive mais constante dans les années 1980-1990. L’entreprise ouvre sa première ligne vers l’Asie en 1986, anticipant l’explosion du commerce avec la Chine.
En 1992, la compagnie franchit une étape décisive en ouvrant un bureau à Shanghai, devenant l’un des premiers transporteurs occidentaux à s’implanter en Chine.
Le tournant majeur intervient en 1996 avec l’acquisition de la Compagnie Générale Maritime (CGM), alors en difficulté. Cette fusion donne naissance au groupe CMA-CGM.
Cette acquisition controversée transforme radicalement l’entreprise, qui passe du statut d’acteur régional à celui de groupe mondial. Entre 1996 et 2005, CMA-CGM connaît une croissance annuelle moyenne de 25%.
La stratégie d’expansion s’appuie sur trois piliers : acquisition de compagnies concurrentes, commande de navires toujours plus grands, et développement d’un réseau mondial de terminaux portuaires.
Analyse des conditions de la cession
La privatisation de la Compagnie générale maritime (CGM) en 1996 s’est déroulée dans un contexte économique particulier, marqué par des difficultés financières persistantes pour la compagnie publique. Les modalités de cette cession à la Compagnie maritime d’affrètement (CMA) de Jacques Saadé ont soulevé plusieurs interrogations qui méritent une analyse approfondie.
Le processus de négociation
Le gouvernement d’Alain Juppé a lancé le processus de privatisation de la CGM en mars 1996, après plusieurs années de pertes financières accumulées. Trois candidats principaux se sont manifestés, dont la CMA de Jacques Saadé qui a finalement été retenue.
Les négociations se sont déroulées dans une relative discrétion, ce qui a alimenté par la suite des critiques sur la transparence du processus. Le comité de privatisation, présidé par Christian Noyer, a validé l’offre de la CMA malgré certaines réserves exprimées en interne.
Un point controversé concernait l’absence d’appel d’offres international formalisé, contrairement aux pratiques habituelles pour des cessions d’actifs publics de cette envergure. La procédure accélérée adoptée a été justifiée par l’urgence de la situation financière de la CGM.
Les termes financiers de l’accord
Le montant final de la transaction s’élevait à 20 millions de francs (environ 3 millions d’euros), une somme jugée particulièrement modeste pour une entreprise de cette taille. Cette valorisation s’expliquait officiellement par les lourdes dettes de la CGM, estimées à près de 4 milliards de francs.
L’État s’est également engagé à une recapitalisation préalable de 1,5 milliard de francs et à l’effacement d’une partie significative des dettes. Ces conditions très favorables à l’acquéreur ont été critiquées par la Cour des comptes dans un rapport confidentiel de 1998.
Le contrat comportait toutefois des clauses de complément de prix en cas de retour rapide à la rentabilité, mais leur mise en œuvre effective reste sujette à caution. La CMA s’engageait par ailleurs à maintenir l’emploi pendant une période de trois ans minimum.
Conséquences économiques et industrielles
La cession de la CGM à la CMA en 1996 a engendré des répercussions significatives sur le paysage maritime français et international. Cette transaction controversée a transformé l’équilibre du secteur tout en soulevant des questions sur la stratégie industrielle de l’État français.
Impact sur le marché du transport maritime
La fusion CMA-CGM a créé un acteur maritime de taille mondiale, modifiant considérablement l’écosystème du transport par conteneurs. En quelques années, le groupe est passé d’une position modeste à celle de quatrième armateur mondial.
Cette consolidation a permis à l’entité fusionnée d’atteindre une masse critique nécessaire face à la concurrence internationale, notamment asiatique. La nouvelle entreprise a développé rapidement sa flotte et son réseau global.
L’État français a perdu le contrôle direct d’un actif stratégique du commerce international, réduisant sa capacité d’influence sur les flux logistiques maritimes. Cependant, le maintien du siège à Marseille a préservé un ancrage français significatif.
Les réactions du secteur maritime et des syndicats
Les organisations syndicales ont vivement contesté cette privatisation, y voyant un bradage du patrimoine national. Elles ont régulièrement souligné que les conditions financières de la cession étaient désavantageuses pour l’État.
Les concurrents français et européens ont exprimé des inquiétudes quant à la position dominante du nouveau groupe sur certaines lignes maritimes. Plusieurs ont dénoncé des conditions de vente potentiellement anticoncurrentielles.
Les salariés de l’ex-CGM ont connu des restructurations importantes, avec des suppressions de postes qui ont alimenté la contestation sociale. Toutefois, la croissance ultérieure du groupe a créé de nouveaux emplois dans le secteur.
Questions juridiques et critiques
L’affaire CMA-CGM soulève de nombreuses interrogations sur le plan juridique et a fait l’objet de critiques persistantes depuis la privatisation. Ces questionnements touchent tant à la légalité du processus de vente qu’aux conséquences économiques et politiques de cette cession.
Les interrogations sur la légalité de la vente
La cession de la CGM à la CMA en 1996 a soulevé plusieurs questions juridiques importantes. Le prix de vente, estimé entre 1,5 et 2 milliards de francs, a été jugé anormalement bas par certains experts maritimes et économistes.
Des parlementaires ont interrogé le gouvernement sur le respect des procédures de mise en concurrence et la transparence du processus d’appel d’offres. Certains documents administratifs révèlent des dérogations potentielles aux règles de privatisation habituelles.
La Commission des participations et des transferts (CPT) avait émis des réserves sur certains aspects de la transaction, notamment sur les garanties financières présentées par Jacques Saadé. Ces réserves n’ont apparemment pas été pleinement prises en compte.
Les critiques post-cession et les enquêtes
Plusieurs rapports parlementaires ont examiné les conséquences de cette privatisation. L’enquête de la Cour des comptes de 1999 a mis en lumière des irrégularités potentielles dans l’évaluation des actifs de la CGM.
Des journalistes d’investigation ont révélé des liens troublants entre certains décideurs politiques de l’époque et des proches de Jacques Saadé. Ces révélations ont alimenté les soupçons de conflit d’intérêts.
En 2002, une commission d’enquête a été constituée pour examiner spécifiquement les conditions de cette cession. Ses conclusions, bien que non unanimes, pointaient des « anomalies procédurales » sans pour autant qualifier ces irrégularités d’illégales.
Le tribunal administratif, saisi par des syndicats maritimes, a rejeté en 2004 la demande d’annulation de la vente, tout en reconnaissant certaines faiblesses dans le processus d’évaluation des offres concurrentes.
L’héritage et l’évolution de CMA-CGM
Depuis la cession controversée de 1996, CMA-CGM s’est transformée en un acteur majeur du transport maritime mondial. Cette évolution s’est caractérisée par une expansion internationale remarquable et des innovations stratégiques qui ont redéfini le secteur.
CMA-CGM dans le contexte maritime global
Après l’acquisition de la CGM, le groupe a connu une croissance fulgurante. Entre 2000 et 2025, sa flotte est passée de quelques dizaines de navires à plus de 580 bâtiments, opérant dans plus de 160 pays.
En 2006, l’acquisition de Delmas a considérablement renforcé sa présence en Afrique. Puis, en 2016, l’intégration de NOL-APL a consolidé son positionnement en Asie et sur les routes transpacifiques.
Malgré la crise de 2008-2009 qui a sévèrement touché le secteur maritime, CMA-CGM a su rester rentable grâce à des restructurations efficaces. Sa stratégie d’alliance avec d’autres géants comme COSCO et Evergreen dans l’Ocean Alliance depuis 2017 lui a permis d’optimiser ses opérations.
Le groupe figure désormais parmi les quatre plus grands transporteurs maritimes mondiaux, loin devant l’ancienne CGM d’État.
Innovations et stratégies depuis la cession
La transformation numérique constitue l’un des piliers majeurs du développement de CMA-CGM. L’entreprise a investi massivement dans des technologies de suivi des conteneurs et d’optimisation logistique.
En matière environnementale, le groupe a lancé dès 2020 des navires propulsés au GNL (gaz naturel liquéfié), réduisant significativement leur empreinte carbone. Cette initiative s’inscrit dans une stratégie de décarbonation plus large visant la neutralité carbone d’ici 2050.
La diversification des activités représente un autre axe stratégique clé. CMA-CGM a étendu ses opérations dans la logistique terrestre, notamment avec l’acquisition de CEVA Logistics en 2019 pour 1,65 milliard d’euros.
Le groupe a également développé des terminaux portuaires à travers sa filiale Terminal Link, assurant ainsi un contrôle accru sur sa chaîne logistique globale.
La CMA-CGM dans l’économie française contemporaine
CMA-CGM s’est imposée comme un acteur majeur de l’économie française, avec une influence considérable tant sur l’emploi que sur le secteur maritime et logistique national.
Contribution économique et emploi
CMA-CGM emploie aujourd’hui plus de 15 000 personnes en France, constituant l’un des employeurs privés les plus importants du secteur maritime. Le siège social du groupe à Marseille génère à lui seul près de 4 500 emplois directs.
En 2024, la contribution du groupe au PIB français est estimée à environ 6 milliards d’euros, incluant les effets directs et indirects sur l’économie nationale. Les investissements du groupe sur le territoire français ont dépassé 2,3 milliards d’euros entre 2020 et 2024.
La politique fiscale de CMA-CGM représente un apport significatif aux finances publiques françaises, avec plus de 500 millions d’euros versés annuellement sous forme d’impôts et taxes diverses.
Place dans l’économie maritime et logistique française
CMA-CGM contrôle désormais près de 70% des infrastructures portuaires françaises majeures, notamment à Marseille, Le Havre et Dunkerque. Cette position dominante suscite des débats sur la souveraineté économique nationale dans le secteur maritime.
Le groupe a diversifié ses activités au-delà du transport maritime, investissant dans le fret aérien (avec l’acquisition partielle d’Air France-KLM Cargo), la logistique terrestre et l’entreposage.
Sa flotte sous pavillon français comprend 35 navires, représentant environ 40% de la capacité marchande nationale. Cette présence massive confère à CMA-CGM un rôle stratégique dans les chaînes d’approvisionnement françaises et européennes.